Comment réaliser un objet avec 200 mètres de fil, sans jamais le couper, simplement en le nouant ? Comment avec un simple fil élaborer un monde, d’une façon logique, presque mathématique ? Maedup, l’art du noeud en Corée est une tradition héritée de la Chine, qui renvoie à des temps extrêmement anciens,puisque les tout premiers exemples connus à l’heure actuelle dateraient du Royaume de Silla (1er – 7ème s.). Art de la vie quotidienne ou art de l’éphémère, le maedup est d’abord une technique, qui s’apparente aussi bien aux arts de la parure, à la mode, qu’aux créations les plus contemporaines. Macramé si l’on cherche un équivalent en langue occidentale, il est cela mais bien plus également dans l’imaginaire proprement coréen, car il est avant tout une façon de penser, de sentir, une manière d’appréhender le monde et de l’organiser, qui est profondément révélatrice de l’âme de la Corée, ancienne ou bien moderne.
« Certes, » écrivait, Lee O-Young, « d’aucuns vont jusqu’à dire que toute culture humaine, toute civilisation, découlent à l’origine au fond d’un simple fil. Pour être plus précis, la corde, de la même manière que les mots, était utilisée pour signifier un sens, et comme nous le savons, pour qu’il y ait culture, il faut qu’il y ait un moyen pour transmettre le sens ». Les cordelettes à noeuds semblent avoir eu ce rôle, au temps où l’écriture restait à découvrir. Pourtant, ajoute-il, le maedup illustre parfaitement l’esprit de la Corée, même la plus actuelle, car les rapports ici s’expriment sous la forme de liens, des liens qu’on a liés ou bien qu’on a déliés, des fils que l’on a joints ou bien qu’on a brisés. Si quelqu’un se retrouve dans des circonstances difficiles, sans personne vers qui se retourner, il dira simplement : « ma corde s’est cassée ».
Le noeud est lié intrinsèquement à la culture de la péninsule coréenne, comme l’atteste depuis les temps les plus anciens la vie de tous les jours, et notamment les modes vestimentaires. Au pays du matin clair, en effet, souligne Lee O-Young, « la cordelette est pour le Coréen ce que le bouton est pour l’Occidental ». On pourrait presque dire qu’un simple fil est à la base en fait du système coréen. Tout l’art ici consiste à savoir le nouer, savoir l’équilibrer, sans jamais le serrer avec force ou encore le couper, mais en jouant ses propres qualités, sa propre résistance, le support de la technique et les voies qu’elle suggère, créant une esthétique de la légèreté et de la transparence, où la maitrise manuelle cherche avant tout le naturel et la fluidité. La ceinture est ainsi pour le costume en Corée non pas un accessoire, mais un élément qui en est une partie intégrante, à finalité pratique, mais aussi symbolique, la qualité du noeud reflétant le statut et le rang.
L’art du maedup au départ a donc un but concret, mais il est très vite associé d’une façon plus large à la vie quotidienne, aux us et coutumes de la cour et du peuple – « le superflu, chose fort nécessaire », comme aurait dit Voltaire… Combinaison de noeuds avec des cordonnets de soie, parfois agrémentés de jade, de pierre ou de bijoux, il joue sur la verticalité des éléments liés, le contraste des fils qui pendent naturellement avec les motifs noués presque en trois dimensions sur un mode quasi géométrique. Echo d’un art modeste, extrêmement raffiné, il témoigne d’abord d’un art de vivre et s’intègre au décor, rehaussant ou plutôt achevant le cadre de la vie, jusqu’aux cérémonies mortuaires, ajoutant la toute dernière touche, discrète et essentielle, la note de couleur et l’élément qu’il faut pour mettre en valeur réellement un costume, une parure, un meuble ou encore une peinture.
On ne s’étonnera pas ainsi de le voir parer l’hôte de la tombe d’Anak 3, au sud de Pyongyang, le plus ancien exemple daté des peintures murales retrouvées en Corée au temps des Trois Royaumes (357). On ne s’étonnera pas non plus de le voir orner le siège d’un religieux bouddhiste, au 18ème s. (Sosan Daesa, Musée National de Corée), et encore moins d’apparaître comme la seule note d’élégance qui vient souligner encore plus la beauté de la toute jeune femme, dépeinte par Shin Yun bok, en costume coréen, ce fameux hanbok que d’aucuns parmi les voyageurs français ont pu rapprocher au 19ème s. de la cour de Versailles. En revanche, ces maedup se retrouvent aussi de façon naturelle agrémentant des instruments de musique, lors des cérémonies royales, encadrant des bannières bouddhiques au sein des monastères, voire décorant le catafalque lors du dernier voyage.
Tout comme l’alphabet hangul, créé au 15ème s., développe tout un vocabulaire à partir de quelques traits très simples, systématisés de façon rigoureuse, mais fait preuve en même temps d’une merveilleuse souplesse – au point qu’il peut retranscrire les termes les plus récents – l’art du maedup est en lui-même une langue aux possibilités multiples, qui s’adapte parfaitement au « design » des temps les plus actuels, voire même aux recherches d’avant-garde. Si l’inspiration renvoie à la nature, très souvent la plus humble et la plus familière, puisque les 33 sortes de maedup recensés de nos jours évoquent le papillon, le gingembre ou l’abeille, l’art du maedup témoigne d’une culture avant tout féminine qui a su s’imposer comme conception du Temps, du Monde et de la Vie – une vision qui cherche à suggérer toute la beauté du monde, le monde comme un jardin…
« On perd sa vie », rapporte le proverbe, si l’on oublie la technique du maedup. Pour éviter cela, il faut simplement un poinçon, un peu de fil de soie, mais aussi une infinie patience, une rigueur technique qui permet d’appréhender en pleine liberté toute une tradition, mais aussi de s’ouvrir aux créations les plus modernes du monde d’aujourd’hui… Mais, me direzvous, comment initier à Paris, trois ateliers sur la tradition du maedup, même avec l’aide du Centre Culturel Coréen – trois ateliers qui, après quinze ans d’existence, montrent une activité bien réelle, autour de Kim Sang-lan ? La magie toute entière tient d’abord aux élèves, dont la fidélité, la créativité ne s’est pas démentie. Elle tient au professeur dont l’imagination, la générosité ont servi d’entraînement. Elle tient enfin à la passion du noeud qui est en lui-même un voyage, construction mentale autant qu’intellectuelle, jeu des mains et des doigts, mais aussi plaisir d’un travail qui vise à l’harmonie de l’âme et de l’esprit.
Mars 2012
Pierre CAMBON
Conservateur en chef
Musée National des Arts Asiatiques-Guimet